APRES-COVID : L’INSTANT DE VÉRITÉ POUR LA SUPPLY CHAIN ?
Cette année, j’ai repris des études en formation continue : le Master 2 Supply Chain Internationale de l’Université Paris-Dauphine.
Après chaque semaine de cours, je vous partage mes réflexions.
MASTER 2 SUPPLY CHAIN INTERNATIONALE - SEMAINE SIX
Le 18 novembre dernier, les étudiants en apprentissage du Master 2 Supply Chain Internationale de Paris Dauphine ont organisé une conférence sur le thème de la Supply Chain pendant et après la COVID.
Pendant un peu plus d’une heure, les intervenants - Alice Berneron - Reckitt, Mourad Bensadik - Carrefour et Philippe Morel - Pepsico ont répondu aux questions des étudiants et des participants à la conférence.
Je suis sorti de cette conférence en me disant que l’après-covid n’est pas encore d’actualité. Si le plateau des intervenants faisait la part belle au Retail, les pistes de réflexion évoquées pouvaient s’appliquer à l’ensemble des organisations et entreprises.
Est-ce que 2022 sera enfin l’année de la sortie de la pandémie ? Tout le monde veut y croire mais personne n’a de certitude. Chaque jour apporte son lot d’indicateurs contradictoires. Si l’activité repart fortement, les difficultés d'approvisionnement, la hausse des matières premières et des prix de l’alimentation inquiètent.
Au cours de la conférence, Philippe Morel posait cette question : “avec la hausse de l’inflation et la stagnation du pouvoir d’achat, est-ce qu’on va croiser les skis en 2022 ?” Aujourd’hui, chaque entreprise surveille comme le lait sur le feu le moindre signe et s’adapte au mieux en attendant que le brouillard s’estompe.
Au plus fort de la crise, la direction Supply Chain a été fortement sollicitée. Chaque service s’est tourné vers elle pour obtenir des solutions ou tout du moins des réponses aux problèmes inédits qu’il rencontrait.
Aujourd’hui encore, alors que de nouvelles questions surgissent chaque jour, la Supply Chain est sous les projecteurs. Est-ce que demain verra la direction Supply Chain reprendre son rôle d’avant la crise ? L’année qui vient devrait nous apporter un début de réponse.
Réflexion 1 : Bienvenue en Extrêmistan !
Ce lieu imaginé par Nassim Nicholas Taleb dans son best-seller Le Cygne noir (2007) est devenu aujourd’hui notre monde. le monde de l’incalculable, de l’accidentel, de l’invisible, de l’imprévu.
La pandémie fait des perdants et des gagnants. Chaque organisation est impactée à un titre ou à un autre..
Pour les perdants, c’est une course contre la montre pour la survie. Mourad Bensadik, qui était chez Pomona en mars 2020 pendant la crise avant de rejoindre Carrefour, raconte : “Chaque matin,on ne pense qu’à une seule chose : diminuer les coûts fixes. Et surtout, rassurer les équipes sans oublier, malgré tout, de préparer la reprise”.
Pour les gagnants, l’histoire est tout autre mais le stress est bien présent. Il faut sans arrêt rechercher toujours plus de surface de stockage, trouver de la main d'œuvre, des transporteurs, au plus vite, pour accompagner la croissance rapide.
Même si la vie des organisations n’a jamais été un long fleuve tranquille, on se prêtait à croire qu’il était calculable. La pandémie de COVID a rappelé à tous que le futur n’est pas prévisible.
Pour Philippe Morel, si les prévisions statistiques ont toujours leur place, il faut multiplier les scénarios. L’objectif est d’avoir la meilleure réactivité possible en cas de changement de paramètres. Pour cela, Pepsico souhaite fonctionner encore plus qu’avant sur une structure de décision décentralisée (empowerment).
Chez Reckitt, le service d’Alice Berneron a fait le grand écart pendant toute la crise. Des marques à l'arrêt, d’autres dont les ventes s’envolaient. L’usine de Chine a été en sous capacité, ne pouvant plus répondre à la demande des différents pays. Obligé de gérer en urgence une politique d’allocation, il a fallu créer ex-nihilo une structure centralisée pour mutualiser les besoins.
La vitesse de réaction a été la clé. Multiplier les scénarios, partager l’information et décider vite au plus près du terrain. La période a été intense, les équipes se sont mobilisés comme jamais. Mais cette frénésie d’intervention a fatigué les hommes et a désorganisé les systèmes. Il est temps de retrouver un fonctionnement plus calme. Mais si tout le monde le souhaite, est-ce que c’est simplement possible ?
Réflexion 2 : Comment faire face à l’imprévisible ?
L’importance prise par la Supply Chain pendant la crise a permis aussi à la gestion des risques de sortir de l’ombre.
Au début de la pandémie, Pepsico a pu exploiter le retour d’expérience de leurs usines chinoises pour anticiper les conséquences dans les autres pays. Philippe Morel reconnaît que depuis, leur approche de la gestion des risques a évolué. Aujourd’hui la réflexion est à la fois plus probabiliste et plus industrielle. En face de chaque risque dont la probabilité n’est pas nulle, l’objectif est d’avoir un scénario de mitigation.
Chez Reckitt, la question de la résilience est devenue centrale. Alice Berneron et son équipe étudient des scénarios de multi-sourcing voir de relocalisation de leur activité. Mais le multi-sourcing a un coût. Et si aujourd’hui, la priorité est clairement sur la sécurisation des approvisionnements, Mourad Bensadik nous confirme que l’optimisation des coûts reste un objectif premier.
Comme en écho à la conférence, le cours de management de projet de la semaine était consacré à ce sujet : Matrice de gestion des risques, identification de l’impact et scénario de mitigation. Face à un risque imprévisible, que valent ces méthodes ?
Dans son livre “jouer sa peau”, Nassim Nicholas Taleb propose une grille de lecture différente des analyses coûts-bénéfices traditionnelles. “si l’on risque une infime probabilité de ruine et qu’il s’agit d’un risque « exceptionnel », qu’on y survit et qu’on recommence (en se disant à nouveau que c’est « exceptionnel »), la probabilité qu’on fasse faillite finira par être de 100%. La confusion vient de ce que l’on peut avoir l’impression que le risque “exceptionnel” est raisonnable mais cela veut également dire qu’un risque de plus le sera aussi.
Le processus de globalisation multiplie les opportunités d’application du principe de précaution. Dans une économie globalisée il y a moins de barrières “isolantes”, il y a moins d’endroits pour se cacher et se prémunir de certains risques.
Réflexion 3 : La complexité rend fragile
Pour nos trois intervenants, la crise du Covid a validé les principales tendances qui étaient observables avant. Ils ont insisté particulièrement sur deux d’entre-elles : La digitalisation et les partenariats client-fournisseurs tout au long de la Supply Chain.
Pendant la pandémie, l’effet bullwhip a été particulièrement dévastateur. Le partenariat, s'il avait été mis en place en amont de la crise, a joué à plein. Chez Carrefour et Pepsico, cela s’est traduit par exemple par la mutualisation de la flotte de camions. Philippe Morel reconnaît que Pepsico réfléchit aujourd’hui à étendre les partenariats à leur propres fournisseurs.
Ce partenariat commence toujours par la mise en place d’un partage d’informations. Pour notre professeur de Schéma Directeur Logistique, l’idéal serait que les prévisions de la demande de chaque maillon de la chaîne soient élaborées à partir de la demande finale. Visiblement, on en est pas encore là dans le retail. Chacun garde jalousement ses données et ne consent à les partager que timidement, souvent forcé par les circonstances.
Pourtant, la Grande Distribution a longtemps fait figure de pionnier avec la mise en place des EDI (Echange de données informatisées) dans les années 1980. Aujourd’hui, il s’agit de dépasser l’objectif d’automatisation du transfert des commandes pour l’étendre à l’ensemble des informations de la Supply Chain. Ce n’est pas tant les obstacles techniques qui freinent sa généralisation que la nécessaire confiance entre les acteurs. Est-ce qu’un jour Pepsico aura accès aux tickets de caisse de Carrefour ?
La digitalisation de la Supply Chain et l’extension des accords de partenariats à l’ensemble des acteurs sont de nature à renforcer la résilience de la Supply Chain. Elles traduisent une fois de plus une croyance en un monde calculable et prévisible. Avec plus de données et plus d’échange, nous continuons à penser venir à bout de l’incertitude et des aléas.
La multiplication des acteurs, la diversité des secteurs, contextes et situations est telle que la poursuite de cet objectif nous oblige à recourir à des quantités de données toujours plus importantes et à des algorithmes toujours plus puissants. Le couple Big Data + IA comme solution “magique” à tous les maux.
Est-ce que rajouter de la complexité à un monde déjà complexe est la meilleure solution pour faire face à nos fragilités ?
Dépasser la résilience pour devenir anti-fragile
Résumons la situation.
D’un côté, la croyance en un monde calculable et prévisible nous conduit à multiplier les règles, procédures et process pour faire face au moindre aléas de nos vies (le fameux principe de précaution). Le système dans son ensemble se complexifie et devient de moins en moins compréhensible.
D’un autre côté, le futur reste toujours aussi imprévisible et face à l’inconnu, étrangement, nous n’appliquons pas de principe de précaution faute d’avoir pu identifier le risque. Sûr de notre maîtrise du futur, nous avons progressivement éliminé toutes les barrières protectrices de nos systèmes complexes pour faire face à ces “cygnes noirs” par souci d’optimisation.
Enfin, lorsqu’une crise majeure survient, comme la pandémie de Covid-19, notre première réponse est de complexifier encore plus le système pour essayer de colmater les brèches à grand renfort de Big Data et d’algorithmes d’Intelligence Artificielle.
Nassim Nicholas Taleb propose une approche radicalement différente : le concept d’anti-fragilité. Pour lui, à l’image de la plupart des organismes vivants, il s’agit de profiter des chocs et des imprévus pour s’améliorer. La simplicité est un facteur d’antifragilité dans la mesure où elle favorise la compréhension et la correction de l’erreur.
En privant nos organisations de volatilité, de hasard et de stress, nous les rendons fragiles. A la merci du premier aléa, nous avons perdu notre capacité à résister. La quête d’une meilleure résilience ne nous protégera pas de l’imprévisible. L’anti-fragilité peut être.
A méditer !
Merci de votre lecture. Et vous ? Quelles expériences avez-vous tirées de ces deux années de pandémie ?
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