La nouvelle normalité des Supply Chains

Cet article est le premier d'une série de réflexions sur l'avenir à long terme des organisations et de leurs Supply Chains. Ces réflexions font suite à un travail de recherche sur l’impact de l’Intelligence Artificielle sur la stratégie de la Supply Chain.

Dans ce premier article, la nouvelle normalité des supply chains, je décris  comment trois forces principales – la mondialisation, le dérèglement climatique et la convergence des technologies numériques – sont en train de changer le monde que nous connaissons.

Ces trois dernières années n’ont pas été de tout repos pour les responsables Supply Chain ! 

Nous avions l’habitude de considérer l’environnement économique comme un équilibre avec de longues périodes de stabilité entre les crises. Aujourd’hui, les situations de crise deviennent la nouvelle normalité. 

Pour l’instant, dans leur grande majorité, les Supply Chains ont résisté mais à quel prix et jusqu’à quand ?

Cette succession de crises a mis en lumière les nombreux dysfonctionnements des organisations. C’est un puissant catalyseur de changement et un accélérateur d’innovation.

Quel est le contexte ? 

En fait, le monde n’est pas plus incertain aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Mais c’est toujours bien de se rappeler que le futur n’est pas prévisible. Ce qui est nouveau pour le responsable Supply Chain et sa direction, c’est le caractère exponentiel et systémique des impacts des phénomènes en cours.

Trois forces principales – la mondialisation, le dérèglement climatique et la convergence des technologies numériques – sont en train de changer le monde que nous connaissons et les changements s’accélèrent. 

Plus de digitalisation entraîne plus de mondialisation et plus de mondialisation entraîne plus de changement climatique. Et plus de digitalisation pourrait entraîner aussi plus de solutions au changement climatique et à une foule d’autres défis.

Ces forces connaissent une croissance exponentielle tandis que l’évolution de nos organisations est linéaire. Il en résulte un fossé exponentiel entre le rythme accru du changement et la capacité de nos organisations à le suivre.

La mondialisation face à la succession des crises

L’année 2020 apparaît d’ores et déjà comme une année charnière pour la Supply Chain. La crise du COVID-19 a été un véritable crash test géant pour tous les responsables Supply Chain. Inédite dans sa forme, autant que dans son ampleur, elle a révélé les fragilités et les lignes de fractures de l’organisation sur laquelle fonctionnait jusqu’ici l’économie mondialisée.

En raison de la pandémie, les entreprises étaient déjà aux prises avec des perturbations de leur Supply Chain. La guerre en Ukraine a aggravé ces difficultés. Aujourd’hui encore, les goulets d’étranglement de l’offre restent à des niveaux historiquement élevés.

Source : ECB Economic Bulletin, Issue 2/2022

Les problèmes d’approvisionnement ne se sont pas atténués au cours des derniers mois et ils devraient se poursuivre en 2023. Les perturbations de transport et de la logistique persistent en l’absence de tout fléchissement de la demande mondiale.

Les perturbations de la chaîne logistique ont été à l’origine d’un tiers de l’allongement des délais de livraison au cours des six derniers mois. Plusieurs autres facteurs exacerbent la situation : les prix de l’énergie et l’inflation, les pénuries de matières premières et les défaillances logistiques, la pénurie de talents. Chaque service de la Supply Chain a connu des dysfonctionnements plus ou moins importants suivant les secteurs d’activité.

Les crises successives ont mis en lumière l’importance du rôle de la Supply Chain. La donnée dont elle dispose s’est avérée un actif stratégique pour l’entreprise. Cette donnée a permis d’effectuer les bons diagnostics, d’anticiper certains comportements, d’opérer les bons choix et d’apporter des solutions concrètes aux problèmes opérationnels.

Mais aujourd’hui, l’agilité et la flexibilité opérationnelle ne suffisent plus. 

Les Supply Chains qui ont su le mieux tirer leur épingle du jeu ont certaines caractéristiques : une excellente situation financière, un système d’information mature, une gestion des risques efficace, des partenariats solides avec leurs principaux fournisseurs et surtout un engagement exceptionnel de tous leurs employés.

Elles ont élaboré leurs stratégies de résilience et d'agilité plusieurs années auparavant, et ont simplement accéléré leurs progrès au fur et à mesure de la succession des crises. 

L’emballement de la crise climatique

Le changement climatique n’est pas un problème. C’est un symptôme. Celui du dérèglement du “système Terre” dont l’activité humaine est la cause principale. 

En 2009, une équipe internationale de vingt-six chercheurs a défini neuf limites planétaires, dont six sont déjà franchies. Hors de ces limites, la durabilité des ressources naturelles et des services écosystémiques est remise en cause et la sécurité de l’humanité est menacée.

Les limites planétaires – Ecotree

“La vie sur terre peut se remettre d’un changement climatique majeur en évoluant vers de nouvelles espèces et en créant de nouveaux écosystèmes”, nous alerte le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). “L’humanité ne le peut pas.”

Le pic des émissions doit être atteint au plus tard en 2025 pour limiter le réchauffement à 1,5°C. La probabilité de dépassement de ce seuil était de 10 % en 2015 au moment de l’Accord de Paris. Elle est passée à près de 50 % pour la période 2022-2026, indique aujourd'hui l’Organisation météorologique mondiale (OMM) des Nations unies.

Les événements climatiques extrêmes vont se multiplier et gagner en intensité. Les événements les plus extrêmes eux sont susceptibles de perturber l’ensemble du système économique, mettant en danger les travailleurs, forçant l’arrêt des usines et détériorant les stocks de nourriture ou de marchandises. Les épisodes intenses de sécheresse en Europe pourraient être dix fois plus fréquents et 70 % plus longs d’ici 2060.

Notre système économique est dans une situation de dépendance totale aux énergies fossiles, et tout particulièrement au pétrole. Le dérèglement climatique et l’épuisement des ressources en énergies fossiles vont soumettre les sociétés humaines à un ensemble de contraintes tout à fait inédites.

L’adaptation au dérèglement climatique n’est plus une option. À l’urgence de faire chuter les émissions de gaz à effet de serre s’ajoute celle d’amortir des chocs inévitables. Pour Kristalina Georgieva, Directrice générale du FMI : « La menace qui pèse sur notre planète ne se dissipe pas. Au contraire, elle se fait de plus en plus sentir. Nous devons l’atténuer, partout, nous y adapter si nécessaire et renforcer notre résilience face aux chocs à venir ».

La crise climatique impose d’adopter une vision systémique, tant ces questions apparaissent comme les différentes facettes d’un même sujet.

Nous nous trouvons entre deux processus : la décroissance de l'ancien système industriel à forte intensité de carbone et la croissance d'un nouveau système post-carbone alimenté par les refontes des industries de l'énergie, des transports, de l'alimentation et de l'information. 

Cette transition implique l'émergence d'un système économique totalement différent. Les efforts doivent être mutualisés au sein d’un même écosystème. La collaboration entre les différents acteurs et la mesure partagée des résultats sont la clé pour tenir les échéances extrêmement courtes. C’est certainement ce qui prend le plus de temps.

Et le temps est justement ce qui nous manque…

La convergence des technologies numériques

Au cours des cinquante dernières années, les microprocesseurs, les capteurs, le stockage, les logiciels, les réseaux et maintenant les algorithmes d’Intelligence Artificielle n'ont cessé d'évoluer à un rythme accéléré. À différents stades, ils se regroupent et créent ce que nous appelons une plateforme.

Avec chaque nouvelle plate-forme, la puissance de calcul, la largeur de bande et les capacités logicielles se combinent et modifient la méthode, le coût, la puissance et la vitesse auxquels nous faisons les choses. Cette convergence ouvre la voie à des applications totalement nouvelles que nous n'avions jamais imaginées…

Et ces sauts se produisent de plus en plus vite, à des intervalles de plus en plus courts. Toutes ces innovations ont rendu la connectivité rapide, gratuite, facile et omniprésente. La complexité est soudainement devenue invisible.

“La mobilité vous donne le marché de masse, le haut débit vous donne accès à l'information numériquement, et le cloud stocke toutes les applications logicielles pour que vous puissiez les utiliser à tout moment et n'importe où, et le coût est nul - cela a tout changé”, a déclaré Hans Vestberg, ancien PDG du groupe Ericsson.

Depuis 2016, les applications utilisant des algorithmes d’intelligence artificielle multiplient les succès dans des domaines toujours plus variés. Reconnaissance de formes, traduction automatique, diagnostic médical, conduite autonome, pour n’en citer que quelques-uns.  Aujourd’hui, nous utilisons quotidiennement, souvent sans le savoir, des applications qui ont recours à l’IA.

De son côté, le marché de l'IA d'entreprise connaît une croissance annuelle de 35 % et devrait atteindre près de 53 milliards de dollars d'ici 2026. Si l'IA et l'apprentissage automatique continuent d'attirer l'attention et de créer des possibilités nouvelles, les entreprises s'attendent maintenant à pouvoir construire et déployer des applications d'IA de manière plus rationnelle.

Alors que nous passons d'une économie industrielle à une économie fondée sur l'informatique, l'Internet, la téléphonie mobile et les réseaux, nous connaissons des difficultés croissantes d’adaptation. 

Tant les responsables que leurs employés doivent absorber ces nouvelles technologies - non seulement leur mode de fonctionnement, mais aussi la façon dont les entreprises et les processus doivent être repensés en fonction de ces technologies.

Comme John E. Kelly III, IBM’s senior vice president for cognitive solutions and IBM Research, l’observe :  “Au XXIe siècle, le fait de connaître toutes les réponses ne distingue pas l'intelligence de quelqu'un - au contraire, la capacité de poser toutes les bonnes questions sera la marque du véritable génie”.

Organiser les entreprises autour des flux

Trop souvent, les organisations sont vues à travers un prisme mécaniste. Si nous les considérons plutôt comme des systèmes vivants, des organismes ou des écosystèmes, il devient vite évident que les flux sont au cœur de tous les aspects de l'organisation. Le flux devient une focale utile pour nous aider à réfléchir à de nouvelles méthodes de travail, de nouvelles structures organisationnelles et de nouvelles formes de gestion.

Dans des contextes instables, ce qu'on appelle le monde VUCA, la résilience et la transformabilité sont essentielles. Pour y parvenir dans le temps, il faut des structures fluides qui peuvent se transformer sans perte de fonction, c'est-à-dire sans compromettre les flux essentiels.

Les systèmes de flux ont des structures dynamiques ou fluides qui sont toujours en mouvement, évoluant sans cesse pour offrir un accès de plus en plus performant au flux. Cela garantit la santé et, en fin de compte, la survie du système. 

Dans la nature, la forme suit le flux. Dans nos systèmes d’organisation, nous avons tendance à concevoir d'abord nos structures, puis à essayer de forcer le flux à travers elles. Pour créer des structures fluides, nous devons poser des questions différentes. Nous devons créer des environnements où de nouvelles structures peuvent émerger et évoluer selon les besoins.

 
 

Depuis quarante ans, nous sommes tous devenus des experts dans des domaines fonctionnels de plus en plus étroits. En réponse à cette spécialisation, le Supply Chain Management a tenté de relier les fonctions et les processus clés de l’entreprise. 

Aujourd’hui, La Supply Chain est à l’avant-poste des transformations en cours. Depuis la pandémie de COVID 19, la fonction a pris de l'importance au point d'avoir l’écoute des conseils d'administration. 

Il y a aujourd’hui un alignement des planètes. Mais il y a suffisamment d'inertie et suffisamment de résistance au changement pour que cette opportunité soit gâchée.  Pourtant, avec une telle sensibilisation à la Supply Chain, le moment n'a jamais été aussi propice.