De la Supply Chain au Supply Network
Cet article est le troisième d'une série de réflexions sur l'avenir à long terme des organisations et de leur Supply Chain. Ces réflexions font suite à un travail de recherche sur l’impact de l’Intelligence Artificielle sur la stratégie de la Supply Chain.
Dans le premier article, la nouvelle normalité des supply chains, j'ai décrit comment trois forces principales – la mondialisation, le dérèglement climatique et la convergence des technologies numériques – sont en train de changer le monde que nous connaissons.
Dans le second, la plateforme digitale : nouveau modèle dominant ?, je me suis intéressé au modèle de la plateforme digitale qui est en train de devenir le nouveau modèle dominant et les conséquences pour les entreprises traditionnelles et leur Supply Chain.
Dans ce billet, je me penche sur le concept de Supply Network. Comment, sous la pression des forces systémiques en présence, l’avènement du modèle de la plateforme digitale comme nouveau modèle dominant oblige les entreprises à réorganiser leur Supply Chain en Supply Network dynamique, fluide et flexible.
Trop souvent, nous considérons encore les organisations à travers un prisme mécaniste. Si nous les considérons plutôt comme des systèmes vivants, il devient vite évident que les flux sont au cœur de tous les aspects de l'organisation. Le flux devient une focale utile pour nous aider à réfléchir à de nouvelles méthodes de travail, structures organisationnelles et formes de gestion.
Dans la nature, la forme suit le flux. Dans les systèmes humains, nous avons tendance à concevoir d'abord nos structures, puis à essayer de forcer le flux à travers elles. Pour créer des structures fluides, nous devons poser des questions différentes. Nous devons créer des environnements où de nouvelles structures peuvent émerger et évoluer selon les besoins.
Le réseau est un modèle efficace dans les systèmes complexes. Il permet une variété infinie de flux multidirectionnels. Ironiquement, ce sont toujours les réseaux informels des organisations qui ont facilité les flux critiques que la hiérarchie ne pouvait pas gérer. Mais en nous focalisant sur l'efficacité, nous avons perturbé et, dans certains cas, pratiquement détruit ces réseaux invisibles.
Les tentatives actuelles d’adoption du modèle de réseau peuvent être considérées comme une démarche vers une optimisation des flux. Ce processus est toutefois sapé par le manque de liberté nécessaire à cette évolution : les hiérarchies rigides, les systèmes hérités et les mentalités mécanistes qui imprègnent ces systèmes sont devenus des camisoles de force.
Dans des contextes instables, ce qu'on appelle le monde VUCA, la résilience et la transformabilité sont essentielles. Pour permettre la fluidité des organisations dans le temps, il faut des structures fluides qui peuvent se transformer sans perte de fonction, c'est-à-dire sans compromettre les flux essentiels.
Les systèmes de flux ont des structures dynamiques qui sont toujours en mouvement, évoluant sans cesse pour offrir un accès de plus en plus performant au flux. Cela garantit la santé et, en fin de compte, la survie du système. Si nous avons besoin de hiérarchies fluides, voire de structures totalement nouvelles, les systèmes fluides ont besoin de liberté et d'autonomie pour modifier leur propre conception.
De la logistique au Supply Network
L’émergence du Supply Chain Management dans les années 90 a été une réponse à l’accroissement de la compétition mondiale. Les modèles organisationnels ont évolué pour faire face à la volatilité des marchés et à une accélération des innovations dans de très nombreux secteurs.
La chaîne logistique est devenue un réseau d’acteurs interdépendants qui cherchent en permanence à améliorer leur performance afin de mieux satisfaire le consommateur final.
Le Council of Supply Chain Management Professionals (CSCMP) complète cette approche en mettant l’accent sur la « fonction intégratrice du SCM dont la principale responsabilité est de relier les fonctions et les processus clés au niveau intra et inter organisationnel pour former un business model cohérent et hautement performant ».
Le Supply Chain Management (SCM) s’inscrit dans une approche qui perçoit l’entreprise comme un lieu d’échange. Il s’agit d’anticiper la création de valeur, de l’apprécier, d’apporter une réponse appropriée aux demandes des clients et de trouver les ressources et les compétences pour la créer.
Cette coordination des flux implique un échange d’informations, un engagement à long terme de la part des partenaires et une prise de décision partagée. Plus l’information partagée est complexe et confidentielle, plus la relation collaborative entre les partenaires pourra être qualifiée d’intense.
Les zones d’interaction entre partenaires d’une Supply Chain sont à l’origine de pratiques collaboratives qui couvrent l’ensemble des processus. Les pratiques collaboratives décisionnelles sont par essence transversales et permettent de combiner des savoirs et des savoir-faire dans les processus, les produits et les organisations. Elles supposent des échanges réguliers qui aboutissent à une prise de décision en commun, fondée sur une information partagée.
Dans une économie hyper connectée, la zone de jeu ne sera plus celle de marchés isolés. Ceux-ci sont de plus en plus remplacés par les écosystèmes qui regroupent des pans entiers de secteurs interconnectés. Ce sont les complémentarités entre secteurs, que ce soit entre machines connectées, individus, ou organisations, qui sont facilitées par la connectivité numérique et par l’intelligence artificielle, qui deviennent soudain exploitables.
Les secteurs traditionnels constitués jusque récemment d’entreprises principalement rivales, qui contrôlent leur Supply Chain via des contrats de type client-fournisseurs, seront remplacés par des écosystèmes d’utilisateurs et d’entreprises orchestrées par des plateformes, qui sauront tirer parti des opportunités offertes par la connectivité, la pléthore de données constamment générée et exploitable, et la puissance de calcul désormais accessible.
Cette reconfiguration n’est pas sans créer de nouveaux challenges pour les Supply Chains à la fois techniques, économiques et organisationnels. Progressivement, la Supply Chain se transforme pour devenir un Supply Network dynamique, fluide et flexible.
La supply chain des plateformes digitales
En focalisant leurs processus de création de valeur directement au cœur de ce qui anime l’économie connectée, les plateformes digitales révèlent le nouveau visage de l’entreprise moderne. Une entreprise dont la raison première n’est plus de produire de biens et services, mais d’imaginer, de créer, configurer et optimiser des flux d’échanges entre partenaires d’un même écosystème.
La mise en place d’un Supply Network introduit des niveaux de complexité plus élevés, car les organisations doivent désormais gérer les flux physiques et les flux d’informations entre un nombre croissant de partenaires, qui doivent tous être coordonnés pour maintenir la stabilité du réseau.
À l’instar des ordinateurs, la plateforme digitale a besoin d’un véritable système d’exploitation qui définit les normes de fonctionnement et fournit une interface standardisée entre les différents composants de l'ensemble du système.
L'analogie entre un système d'exploitation informatique et un système d'exploitation d'entreprise est pertinente.
Le système d’exploitation d’entreprise doit simplifier l'introduction d'innovations dans l'entreprise d'une manière qui protège l'intégrité de l'ensemble de l'entreprise. Il doit fournir des mécanismes permettant de gérer les conflits au sein de l'entreprise. Il doit également simplifier les interactions de chacun avec l'entreprise (employés, clients et investisseurs) en assurant la cohérence et en masquant la complexité.
Avec cette analogie en tête, un système d'exploitation d'entreprise ou Business Operating System devient un ensemble de pratiques cohérentes, conçues intentionnellement, qui optimisent les opérations en accord avec la stratégie et la culture de l'entreprise.
Ces pratiques seront probablement très différentes d'une entreprise à l'autre mais aujourd’hui, les entreprises s’inspirent de plus en plus du Business Operating System des plateformes digitales: le Digital Business Operating System.
Le Digital Business Operating System se caractérise principalement par l'adoption du déploiement continu. Ce qui signifie que de nouveaux logiciels sont déployés dans les systèmes sur une base fréquente. Dans ce cadre, l'entreprise déploie souvent aussi une instrumentation pour s'assurer que les systèmes continuent de fonctionner comme souhaité.
Ces outils de monitoring génèrent des données qui fournissent non seulement des informations sur tout problème de qualité, mais aussi sur la valeur que le logiciel génère pour les clients et pour l'entreprise elle-même. Cela entraîne l'adoption de pratiques data-driven (pilotées par les données).
Sa principale force est d’être capable de reconfigurer à la demande les relations entre les nœuds du réseau qu’ils soient internes ou externes, homme ou machine intelligente. Et ceci sans que cela affecte la performance globale du réseau.
Outre la vitesse de déploiement, l’importance des données et le recours systématique aux écosystèmes, les plateformes digitales s’engagent fortement vers d’autres modes de management.
Le modèle organisationnel d’une Supply Chain performante
Une étude réalisée par McKinsey en 2020 indique qu’un cinquième des entreprises interrogées disent avoir des problèmes aigus de cloisonnement et de difficulté d'exécution. Même les entreprises dans lesquelles la Supply Chain couvre l’ensemble de la chaîne de valeur, ne résolvent pas le problème de coordination par la seule structure hiérarchique.
Le rôle d’une Supply Chain performante est de favoriser la fluidité et la qualité des échanges entre les équipes. L’étude de McKinsey identifie certains mécanismes organisationnels de la Supply Chain qui contribuent à la performance globale de l’entreprise : la centralisation des fonctions stratégiques, la coordination de bout en bout, la mise en place de mesures de performances alignées, la mobilité professionnelle et le développement des capacités des équipes.
Les décisions relatives à l’organisation de la Supply Chain affectent les performances globales de l’entreprise. L’incertitude et la non-linéarité des évènements peuvent être atténuées en étant attentif au contexte, en planifiant sur la base de données, en suivant l’évolution des paramètres et en travaillant sur la flexibilité.
Mais, se contenter de piloter la Supply Chain par les données (data-driven) n’apportera rien d’autre que reproduire les préjugés et opinions actuels de l’organisation. Une organisation dont la Supply Chain n’est pas performante ne le deviendra pas plus en appliquant des algorithmes, l’intelligence artificielle ou l’apprentissage automatique. L’objectif d’une Supply Chain data-driven ne devrait pas être d’accélérer ou de rendre plus efficace son organisation (poursuivre dans la même direction, mais plus rapidement et à moindre coût).
L’organisation de la fonction Supply Chain interagit avec les actifs, la technologie, les processus et les personnes pour mettre en œuvre la stratégie de l’entreprise. Lorsque les parties de ce système ne sont pas alignées, l'exécution peut être presque impossible.
Avec les technologies à base d’Intelligence artificielle, il est pertinent de se demander pourquoi nous prenons les décisions que nous prenons. Mieux comprendre ce à quoi ressemble le monde à travers d’autres lentilles, en dehors des bulles existantes (contexte, relations, environnement, culture). Élargir et diversifier notre champ de vision.
Les machines et les robots peuvent fournir les moyens d'améliorer la productivité, mais ce sont toujours les femmes et les hommes qui construisent, entretiennent et utilisent les produits. Il n'y a pas de transformation numérique sans réflexion sur l’organisation, son rôle et son fonctionnement.
Notre technologie utilise abondamment de l'énergie fossile et des minerais. La nature utilise principalement des structures et des informations. Pourtant, nous avons le même objectif : nous voulons des fonctionnalités.
Le biomimétisme est l'outil d'innovation numéro un dans le domaine des sciences et des technologies en ce moment. Il ne tient qu’à nous qu’il le devienne dans nos organisations et leur supply chain. Prenons le temps de comprendre le fonctionnement de la planète à laquelle nous appartenons, la technologie de la nature. Et ensuite, seulement, nous imiterons.
Nous n'en sommes qu'au début. Mais il devient évident que les gens ont tout simplement trop d'outils à gérer parmi des systèmes qui ne sont pas intégrés, et que les entreprises n'investissent pas suffisamment sur leurs équipes. Ce sont les personnes qui construiront le futur de nos entreprises.